Portraits Libanais

Joumana Haddad, une plume militante

Sélectionnée parmi les cent femmes arabes les plus influentes du monde, l’écrivaine aux multiples casquettes n’a eu de cesse d’employer l’écriture sous toutes ses formes pour mener ses multiples combats, surtout ceux des femmes.


« À la recherche du temps perdu », tel est le titre que Joumana Haddad a donné à son enfance, ce temps précieux et irrécupérable perdu à jamais à cause de la violence, de la guerre, de la peur et des doutes qui rongeaient son être et son existence comme un cancer… « Et plus je le recherche, plus il s’évade d’entre mes mains ». Elle la qualifie aussi de « Voyage au bout de la nuit », puisque grâce à la littérature elle a pu tenir jusqu’à la fin du tunnel et arriver « au bout de la nuit » pas complètement saine et sauve, « mais au moins j’y suis arrivée. »

Mes ongles sont enfoncés dans cette terre, dit Joumana Haddad

Née à Beyrouth le 6 décembre 1970, Joumana est issue d’une famille originaire de Yaroun, où elle a vu de près l’occupation israélienne du Liban-Sud (1978-2000) pendant une bonne partie de son enfance. Une expérience qui l’a forgée et qui l’a suivie tout au long de sa vie, et qui ressurgit d’autant plus à chaque fois que son village se retrouve sous le feu des bombes. Si elle se définit comme « à demi libanaise, un quart arménienne et un quart circassienne, avec des racines syriennes et palestiniennes », elle assure que « ses ongles sont enfoncés dans cette terre, et qu’ils ne la lâcheront pas ».

Pour grandir dans un pays aussi instable que le Liban, les outils essentiels de Joumana furent donc les livres, une bonne dose de rêve ainsi que sa volonté de transformer sa vie en mots, et ses mots en vie. « Toutes les incitations, toutes les premières étincelles du monde ne suffisent pas. Si le feu n’est pas déjà là, dormant à l’intérieur de nous, cela ne prend pas. » 

Elle y ajoutera aussi une certaine tendance qu’elle possède, dès son plus jeune âge, à toujours se défier, se dépasser et se réinventer. « Je suis ma rivale la plus résolue et la plus intrépide ». De quoi générer chez elle un enthousiasme qui “la sauve de l’ennui” et de ne jamais se sentir rassasiée. Cela lui a permis aussi de se remettre debout après les faux pas qu’elle a pu faire. “J’en ai connu pas mal”, avoue-t-elle.

Sa rencontre avec le monde de la littérature, elle le doit beaucoup à son père, mais aussi aux grands rêves que sa mère avait pour elle, ce qui la motivait quotidiennement pour les réaliser. Sans jamais oublier ses professeurs et ses différents mentors qui l’ont encouragée lors des différentes étapes de sa carrière.

D’An-Nahar à Schéhérazade en passant par Jocelyne Saab, parcours de Joumana 

Joumana fait ses premiers pas au sein des colonnes du célèbre journal An-Nahar, qu’elle rejoint en 1997 et où elle écrira jusqu’en 2017 en tant que contributrice pour les pages culturelles. Elle décide de lancer aussi en 2009 son propre magazine “Jasad” (signifiant corps, en français). 

Elle explorera en parallèle divers aspects du monde médiatique, que ce soit à la radio, dans son podcast sur les ondes de Radio Monte Carlo International, ou à la télévision, en tant qu’animatrice d’une émission sur la chaîne Al-Hurra. Elle fera même un passage au cinéma devant la caméra de la réalisatrice Jocelyne Saab dans Et alors ?, sorti en 2010, dont elle a coécrit le scénario.

Tous ces supports sont autant de tribunes pour donner de la visibilité à ses nombreux terrains d’engagement, en particulier le droit des femmes, mais pas autant que ses innombrables ouvrages. Après plusieurs recueils de poésie, Joumana rédige des essais remarqués comme J’ai tué Schéhérazade, Confessions d’une femme arabe en colère en 2010 dans lequel elle déconstruisait les stéréotypes de la femme arabe. 

Un manifeste féministe contre les stéréotypes de genre qu’elle perpétuera dans son enseignement de l’écriture créative et la poésie arabe moderne à l’Université Libanaise Américaine de Beyrouth (LAU) entre 2012 et 2016, ou encore via son ONG « Joumana Freedoms Center”, lancée en 2018, agissant pour la défense des droits humains, centrée sur la jeunesse et cherchant à faire progresser les principes de citoyenneté, de parité, de tolérance, de liberté et la justice sociale au Liban. Une année où elle tentera au mois de mai de porter ses idées sur la scène politique en se présentant aux élections législatives (sous le nom de Joumana Atallah Salloum) dans la circonscription de Beyrouth I sur la liste de l’alliance politique Koullouna Watani (qui comprend le parti LiBaladi duquel Haddad fait partie) et pour un siège réservé aux minorités.

Ses actions et ses publications ont provoqué des changements non négligeables et remarquables. Pas intentionnellement… C’était simplement le résultat de sa passion sincère, et de sa foi infaillible dans le droit de chaque être humain à avoir une vie décente où sa liberté et sa dignité sont respectées.

Les élèves du Collège Saint Joseph, Soeurs des Saints Coeurs Ain-Ebel durant la formation à la rédaction d’un portrait à l’Institut français de Saida. De gauche à droite: Rayan Andraos, Gabriel Blondel (formateur de l’Orient Le Jour), Salwa Hachem, Célia Al Haj, Juliana Makhoul (Enseignante du Collège).

C’est ici que mon cœur bat le plus

Parmi les nombreuses distinctions littéraires qui ont pu lui être remises au fil de son active carrière, sa nomination parmi les cent femmes arabes les plus influentes au monde en 2010 reste la plus emblématique, juste après avoir été désignée un an plus tôt parmi les 39 écrivains arabes de moins de 39 ans les plus intéressants (2009), ou encore obtenu le prix de la presse arabe en 2006. Mais Joumana ne s’arrête pas là et remporte le prix Social Economic Award dans la catégorie Social Media Influencer en 2018. Parlant des réseaux sociaux, l’écrivaine ne les aime pas. Or, ils lui font en contrepartie le don incomparable de communiquer avec des lectrices et de lecteurs du monde entier, ce qui est essentiel pour elle. Ça la nourrit comme aucune autre chose. « Donc je les « tolère » comme un mal nécessaire ».

Joumana s’est engagée dans un domaine exigeant, où l’affrontement de la critique pour ses écrits et ses idées furent omnipréents. En effet, de nombreuses personnes ont essayé de l’empêcher d’être elle-même, de s’exprimer avec transparence, surtout lorsque son identité et ses mots menacent leurs convictions et leurs modes de vie. Le plus inspirant de tout ça, c’est qu’elle croit que « nous ne serons jamais vraiment libres et entiers sauf quand nous cesserons de donner du poids aux jugements des autres. » En ce qui concerne la communication avec les diverses nations, ça n’a nullement été un obstacle dans son trajet comme Joumana maitrise sept langues, ainsi que la plupart de ses œuvres de fiction, de non-fiction, de théâtre et de poésie ont été traduites dans de nombreuses langues, dont l’arabe, le français, l’anglais, l’espagnol et l’italien.

Mais cette ouverture sur le monde ne l’a jamais poussée à quitter trop longtemps sa terre natale. « C’est ici que mon cœur bat le plus, c’est ici que je me sens le plus vivante, que je suis le plus moi-même. C’est mon endroit, il m’appartient et vice-versa ». Joumana a en effet toujours refusé de quitter le Liban malgré toutes les violences, les amertumes, la colère, la frustration et les pertes en série. Rester là pour elle est en quelque sorte sa façon de “se venger de son pays et de se venger pour son pays à la fois”. D’autant plus lorsque les scènes de violence dont elle fut témoin pendant son enfance se répètent… encore une fois : “Cette barbarie inhumaine en Palestine et dans le Sud, que les Israéliens perpétuent depuis des décennies tout en jouant bassement à la victime, me révulse au plus haut point’, assène-t-elle. 

Cette triste actualité ne l’empêche pas pour autant de garder la tête bien remplie de rêves et de désirs. Danseuse de tango, astronaute, décoratrice de maisons, généticienne, styliste… C’est à n’en plus finir ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il lui plait de croire au mythe des vies multiples : « Tout ce que je n’ai pas pu accomplir dans cette vie sera ainsi sur ma « to-do-list » la vie prochaine ! »

Portrait écrit par: 

Rayan Andraos, Salwa Hachem et Célia Al Haj (de gauche à droite) du Collège Saint Joseph, Soeurs des Saints Coeurs Ain-Ebel

Dans le cadre du projet “Plumes engagées, la jeunesse libanaise s’exprime” porté par l’Institut français du Liban à l’occasion du Sommet de la Francophonie, qui se tiendra en octobre 2024 en France, en partenariat avec L’Orient-Le Jour , l’Académie Libanaise des Beaux-Arts (Alba)YOMKOM, avec le soutien d’ALAMsuisse et ChangeLebanon!

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